Gamification : une application concrète pour réhabiliter le concept
Le terme « gamification » (ou ludification) a été repris à tort et à travers à des fins pas toujours honnêtes, dans des formes souvent maladroites et mal maitrisées. Usurpé, ridiculisé, le terme finit par dégouter le premier venu alors que son fondement est des plus simples : utiliser des mécanismes de jeu dans un domaine qui ne relève pas du jeu. Mais une application « gamifiée » n’est pas un jeu.
Un regard sur l’éthique
Une des grandes forces du jeu vidéo est sa capacité à motiver un comportement, voire à manipuler le joueur qui peut être vu comme un rat dans une boite de Skinner. Ainsi les techniques employées traditionnellement par la gamification relèvent plus des théories de la motivation que du jeu en elles-mêmes en s’appuyant essentiellement sur des systèmes de récompenses.
Les conclusions de Dan Pink sur les facteurs de la motivation sont d’ailleurs très étonnantes : motiver par des récompenses serait contre-productif. On réduit donc souvent la gamification à l’implémentation de systèmes de points ou de badges en délaissant toutes les autres mécaniques qui rendent un jeu plaisant. On devrait alors plutôt parler de « pointification » dans la mesure où les systèmes de points sont employés par les jeux vidéo mais ne sont pas caractéristiques exclusives des jeux vidéo (les notes à l’école ne sont-elle pas des points, au final ?).
Un reproche à la gamification
Le reproche récurrent (et justifié) que l’on retrouve à l’encontre de la gamification est le fait qu’elle pervertit l’intention (comme l’explique Sebastian Detering, on agit non plus pour atteindre nos propres buts mais pour atteindre les buts du jeu) et qu’elle devienne un outil de manipulation (Ian Bogost parle d’« exploitationware »). Mais dans les faits, la gamification ne se résume pas au conditionnement opérant à des fins marketing.
De la même façon que d’autres sujets « délicats » comme le clonage ou la manipulation génétique, ce n’est pas tant le concept qui est « mauvais » mais ce que l’on en fait. En réponse à Bertrand Duperrin qui soutient « qu’une logique qui amène les gens à effectuer un à deux vols inutiles par an [dans le cadre d’un compagnie aérienne] est forcément bonne pour les affaires », Kathy Sierra rappelle que la gamification doit être utilisée pour motiver des actions que les gens ont envie d’entreprendre (apprendre, arrêter de fumer, être plus productif etc.) et non pas à motiver des achats non désirés.
Un cas concret
Il y a quelques semaines l’association UseAge demandait à LudoTIC de diriger un atelier sur la « gamification » pour en expliquer les fondements et adopter une approche pratique. Dans une première partie de notre intervention le concept de gamification fut expliqué avec un aperçu de ses techniques, ses avantages et ses dérives. Puis dans une seconde partie, nous proposions aux participants de former trois groupes et d’imaginer eux même comment gamifier trois services : un logiciel de bureautique, un forum pour ado et une salle de fitness.
En se basant sur différents modèles de joueur (ses motivations, son style de jeu, son comportement et ses préférences), nous avons donné quelques techniques et leviers de gamification selon trois grands axes de la motivation chez le joueur : l’immersion, le sentiment de réussite et la composante sociale.
Puis pour chaque service nous avons créé des personas permettant d’orienter la conception en se référant à un personnage fictif. Chacun des personas est décrit avec son âge, ses goûts et son profil de joueur issu de la catégorisation d’Andrzej. L’idée était d’amener les participants à former des groupes et de les laisser employer les leviers de gamification précédemment expliqués pour gamifier chacun de ces services en se référant aux personas proposés.
Nous nous intéresserons ici au groupe qui répondait à la problématique du forum pour ado : le groupe avait pour objectif de réduire le nombre de messages non constructifs et provocateurs ou insultant (troll ou flaming) assez fréquents sur les Forums et d’inciter les utilisateurs à faire attention à leur orthographe (autre fléau bien connu dans ces sites).
Les choix des contraintes
Le persona que nous avions imaginé était un adolescent de 17 ans, Baptiste, lycéen en filière scientifique aimant la musique pop-rock, les jeux en réseau et le tennis. Son profil de joueur répondait à la découverte, la compétition, la volonté de réussir.
Les leviers possibles étaient la mise en place d’un système de points, la personnalisation du contenu et la contextualisation des tâches et des informations c’est à dire les resituer dans un contexte intelligible. Cette dernière idée est issue des théories de Wason et Washburn qui soutiennent que les tâches cognitives sont plus performantes lorsqu’elles ont une signification concrète.
Rapidement, le groupe s’est entaché à établir certaines contraintes en se référant au persona : les mécanismes ne doivent pas être vus comme du flicage, ne doivent pas être humiliants et ne doivent pas empiéter sur la liberté d’expression des utilisateurs du forum (d’après le persona, on peut gager que les forums pour ado sont un lieu de non droit où les ados peuvent s’exprimer en échappant aux corrections et moralisations des adultes).
Les choix de conception
Sans rentrer dans le détail des règles et des mécanismes qui ont été pensé, voici globalement ce qui en est ressorti : chaque membre du forum peut, via un simple bouton, déclarer le post d’un autre comme comprenant des fautes, étant pertinent (semblable au système de « like » sur facebook) ou étant un troll. Le système de déclaration des fautes et des trolls prévoit qu’elles restent anonymes aux yeux des auteurs du post afin de ne pas suggérer de la rancune envers la personne qui propose la correction. La déclaration d’une faute ne peut se faire qu’en ciblant les fautes dans le message et en proposant une correction pour chacune d’elles, ainsi le correcteur ne peut pas ajouter de remarque condescendante.
Un système de points a été imaginé afin de valoriser à la fois les membres qui proposent des corrections et les membres qui les acceptent tout en dissuadant les trolls (ex : si une personne a été identifiée x fois comme troll elle ne peut plus poster de message dans le forum avant x jours). Tous les membres ont accès à une page privée affichant leur score lié au nombre de posts considérés comme troll, aux corrections en attentes et aux corrections effectuées.
L’idée la plus intéressante était de représenter la qualité globale du forum sous la forme d’une ville : chaque sujet serait un immeuble avec autant d’étages que de posts dans le sujet. Les posts comprenant des fautes se traduiraient en étages délabrés, les posts ayant été appréciés en étages plus décorés et les posts jugés comme troll seraient vus comme un départ d’incendie.
Les idées du collectif
Ainsi, à la simple vue de l’état de la ville, les membres peuvent juger de la qualité globale du forum, voir quels sont les sujet qui donnent lieu à des débats et quels sont les sujets les plus remplis de commentaires pas constructifs. De même, le score de chacun des membres leur permet non pas de les inciter à l’améliorer mais de représenter sous une forme intelligible la qualité de leurs apports au forum.
Après seulement 30 minutes de travaux, on peut remarquer que les idées de gamification sont allées bien au-delà des quelques techniques que nous avions fourni au préalable et ce quel que soit le groupe. Bien sûr, 30 minutes ne suffisent pas à mettre en place des règles abouties mais nous avons été agréablement surpris de la diversité et l’originalité des idées. Le fait d’avoir un persona auquel se référer aura permis au groupe de prendre du recul et placer l’utilisateur au cœur la conception de l’application gamifiée.
A outil puissant, responsabilités importantes
En effet, il est intéressant de remarquer que les conséquences des règles et leur dynamique quant aux utilisateurs était un point de discussion central du groupe. Au vue des idées qui ont émergé, comment s’assurer qu’à terme cela ne mènerait-il pas à une course à la correction orthographique, au lynchage des uns et à la pédanterie des autres, oubliant le sujet même de la discussion ? De même, comment garantir que le fait de pouvoir désigner un troll ne risque pas de réduire toutes possibilités de débat à néant ? Les commentaires allant à contre courant de la pensée globale pourraient être écartés, rendant la discussion stérile.
Il faut donc faire très attention : mettre en place ce genre de règles modifie considérablement l’usage du forum. Mettre en place des règles c’est aussi amener un risque que les joueurs se les approprient et les détournent. Le concept de gameplay émergent illustre ce phénomène : des comportements inattendus suite à l’appropriation des mécanismes de jeu par le joueur.
La conclusion de l’atelier était donc la suivante : malgré toute la bonne volonté et le recul du concepteur d’une application gamifiée, la puissance de cet outil peut amener à des dérives. Pour éviter cela mais aussi pour s’assurer que les mécanismes fonctionnent, ces systèmes doivent faire l’objet de tests. Plus qu’une simple question d’intuitivité ou de facilité d’usage : mettre en place ces règles sans les tester et sans colmater les brèches relève de l’irresponsabilité au vue des répercussions que pourrait avoir cette technique. Et pour cela, les techniques rigoureuses employées par les ergonomes pour concevoir, mener et analyser les tests utilisateurs sont plus que jamais de mise.